2019

[...] je rencontre cette ambivalence avec mon travail, c'est si peu de choses à l'échelle planétaire que d'essuyer les larmes des pauvres, des drogué-es, des malfrats ou des voyous, des gens de la rue ; ça ne permet pas de renverser le capitalisme et ensuite je suis épuisée pour être réellement militante, je suis épuisée et je me prélasse dans mon petit confort aisé, les jeux vidéo m'absorbent et le temps s'échappe.
et pourtant, quand je m'asseois par terre
quand j'entends des histoires,
qu'on regrette notre départ,
quand on me propose un joint que je refuse à contre coeur,

et pourtant, quand je m'asseois par terre et que je prends le temps d'écouter ceux qui n'osent plus rien demander, j'ai l'impression de porter quelque chose d'important.

2020

décembre:

hier soir, nous avons croisé m. qui ne va pas bien ces derniers temps ; depuis quand exactement ? depuis toujours sans doute, un vécu malmené chaotique
la trentaine, il oscille entre la rue, la prison, les foyers, il s'intoxifie pour oublier ses malheurs, et la loi de la rue est rude, très rude
des gars, d'autres sous-prolétaires, braquent sa minuscule piaule, alors qu'il peine à avoir de quoi manger
"ils ont même voler ma seule casserole"
en se demandant bien pourquoi faire
alors il bouffe ses conserves de raviolis froides
et il ne s'ent sort pas

et nous, avec le peu de moyens dont nous disposons, on essaie de l'encourager à rencontrer un ou une psy ; de lui remonter un peu le moral quand on le croise
(rarement seul, rarement sobre)
puis il nous raconte ses mauvais souvenirs d'un ancien séjour en psychiatrie et nous explique qu'il a peur de se retrouver de nouveau enfermé s'il accepte de voir un ou une psy
le rassurer là dessus est impossible
et aussi, il a déjà effectué deux ou trois cures dans des services d'addicto
dans ses jours les plus sombres, il pense à se faire du mal ou à faire du mal à quelqu'une d'autre (pour se défendre de sa misère ?)
il est rejeté par sa famille, cela le peine beaucoup
dans ses meilleurs jours il envisage de changer de pays, voir si l'herbe est plus verte ailleurs
(mais en ce moment, les frontières sont encore plus fermées que d'habitude)

et hier, quand on l'a croisé
vers 22h dans les rues vides et froides
[...]

à qui je peux raconter ce genre de chose ?

2021
février

je pense que dans chaque ville vous trouverez une petite dizaine de personnes plus ou moins connues de tous les services d'action sociale, structures d'accueil et d'hébergement, par tous les intervenants sociaux
depuis des années
des personnes nommées parfois en réunion partenariale des "patates chaudes" qui ont fait le tour des institutions, avec souvent de la prison et / ou de la psychiatrie et / ou de la toxicomanie, et qui sont plus ou moins exclues de toutes. elles sont aussi parfois connues dans la zone, par des passant-e-s et commercant-e-s du coin, ce sont ces clochards célèbres

j'utilise encore des échantillons de crème hydratante offerts il y a environ un an par une de ces personnes, qui s'inquiétait du froid sur ma peau pendant les périodes de grand froid.

mars

* est décédé, ce monsieur rencontré sur le parking du lidl, où il dormait parfois derrière les caddies, puis dans un chu du 115 où il nous offrait des chips tout heureux de nous retrouver dans un endroit au chaud, puis sur le parking du leclerc plus près de l'appartement filé par l'association; son corps toujours engoncé ou pétri, à deux doigts de toujours tomber sur le sol, le mien qui se penche pour croiser son regard sous sa casquette ou capuche, ses yeux qui s'ouvrent de sa narcolepsie avec un sourire, ils sont souvent jaunes ses yeux, son teint grisâtre, il va de temps à autre à l'hôpital mais il semblerait qu'il n'y soit pas bien reçu, ses mains gonflées, sa gueule marquée par les bagarres fréquentes, il accueille un voisin qui se faisait séquestrer et ils deviennent bons potes; il n'a pas envie de retourner en détention, parle de prison ferme pour état d'ivresse au volant sans permis, il évoque une vie d'antan avec une grande maison, une femme et deux filles, il espère retravailler un jour, parfois il trouve une bagnole, la retappe et la revend, il se souvient de ses rdv au SPIP mais pas du chemin pour venir à la permanence de l'asso, un de ses amis d'enfance nous dira qu'il ne s'est jamais remis de la mort de son frère, il nous en parlera jamais; je me souviens de la fois où il s'est énervé car nous donnions un papier à un de ses copains alors qu'ils ne savent pas lire; il est mort avec un bracelet électronique autour de la cheville, j'ai récupéré cet après-midi le numéro d'un de ses copains de galère pour les prévenir de la date des obsèques, on ira sans doute ensemble si la famille est d'accord.

avril

le coeur serré
"la police charge et gaze la manifestation de soutien aux kurdes dont les locaux ont été attaqués hier" (lyon)

dans ma tête un visage: monsieur d. une collègue s'étonne "c'est la seule personne que tu appelles par son nom de famille" lors de ma première séance de supervision, je parle de monsieur d. en france depuis une dizaine d'année, dans une errance post-traumatique; trop confus au départ pour obtenir une demande d'asile et maintenant la crainte d'une oqtf - on a fait une synthèse avec son psychologue, son assistante sociale de l'accueil de jour, l'intervenante sociale de la structure d'hébergement, un camarade à lui pour l'interprétariat (sa souffrance psychique l'empèche depuis tout ce temps à faire de la place pour apprendre le français) et un bénévole militant d'une asso indépendante.
ce dernier propose de faire une demande de titre de séjour soit à mission humanitaire, soit pour les 10 ans de présence sur le territoire; mais il n'a pas de passeport, il faudrait qu'il aille au consulat turque en récupérer un
ce n'est pas une option: il raconte s'être enfui de prison, se croit considéré mort là-bas; la terreur de la police turque se lit dans tout son corps recroquevillé dans des coins de la gare quand nous le rencontrons en maraude.
depuis quelques mois il a une chambre dans un grand immeuble, collectif pour sdf - il y dort très peu, le bruit, les autres, les cauchemars l'empêchent de se reposer malgré son sac de médicaments
on a pris l'habitude de parfois dialoguer avec une application de traduction dans une salle d'attente de la gare, il raconte qu'il se sent toujours en prison, on parle de l'angoisse, de la colère, du deuil, on tente de baliser sa détresse en lui imprimant par exemple un texte de loi sur le droits des étrangers lorsqu'il craint être arrêté par la police française suite à des faits divers entendus dans radio-rue. il explique qu'il ne sera jamais libre tant que le kurdistan ne le sera pas.

peu avant ma semaine de congés payés puis mon arrêt de travail, ce sentiment désagréable de ne plus pouvoir accueillir la parole des autres, une incapacité à porter/supporter ce dont la maraude transmet de témoignages; ainsi un soir, j'évite la gare pour ne pas voir monsieur d.

j'explique bien à mes collègues que la maraude n'est pas le lieu de la recherche de solution, qu'il y a d'autres entités pour cela et que cette offre d'autre chose décale les possibilités de rencontre et de relation.
/or avec monsieur d., je cherche une solution, des pistes pour répondre à sa demande d'avoir un endroit calme où dormir, je me laisse prendre par cet accueil - la détresse mange tout.

je parle de tout ça dans ce bureau sympathique du psy-superviseur : "peut-être que vous souhaitez que ce monsieur se repose pour pouvoir vous reposer aussi";
et que se passe-t-il si monsieur d. se repose ?

/je disais aussi à mes collègues souvent que la maraude c'est une posture confortable car sans la médiation des démarches administratives, nous rencontrons bien moins de colère; quand en réunion on décrit quelqu'un d'agressif dans un bureau il arrive souvent que nous papotons tranquillement avec lui dans la rue autour d'un café
c'est une posture confortable peut-être dans ce sens, mais sans la médiation des démarches administratives, il y a la vulnérabilité des travailleur-euse-s; la mienne à fleur de peau par l'épuisement

et je repense à un de ces premiers écrits que j'ai lu quand j'ai commencé ce travail, qu'il faudrait que je relise aujourd'hui sans doute avec des visages-échos, sur l'hébergement dans la relation

(et puis, comment on héberge les morts ?)

avril 2

j'suis partie au boulotà vélo, du soleil chaleureux et du vent brise-froide-agréable (et presque la tempête de temps en temps, yes)
je suis allée à l'école de travail social pour un entretien à propos d'un truc en lien avec le sans abrisme
une question fût: "quelles sont les valeurs de votre pratique professionelle ?"
j'ai regardé le plafond en silence
j'ai murmuré-rigolé "l'humanité"
puis des inepsies habituelles, le respect, la présence, l'ouverture
j'ai regardé le plafond de nouveau, sentant mon cerveau tourner autour des idées et des mots,
puis j'ai parlé de l'émancipation, du fait de décaler la rencontre/relation, pour se raconter autrement et offrir de nouveaux choix, car "quelles sont les caractéristiques des gens que vous accompagnez ?*" il n'y a pas de choix possibles pour elleux.
*je n'ai pas répondu : ce sont les victimes du capitalisme.
à une autre question m'offrait la possibilité de disserter posément sur la zo{ne.}


bref,

puis je suis allée au bureau, en reprenant mon vélo,
j'ai fumé une clope avec une collègue fatiguée,
j'ai finalisé une infolettre
j'ai regardé un docu sur le collectif des morts de la rue en faisant quelques statistiques, puis je suis allée en maraude.
on a vu un mancheur qui dormait en réussissant à tenir sa casquette

etc.

avril 3

moi: profondément anti-carcérale
lui, 35 ans: "j'ai fait 15 ans de prison ça et là, la meilleure solution c'est que j'y retourne"

choisir un animal totem avec s, m et m
"c'est quoi un animal totem ?
"moi c'est bélier"
"un fennec"
"ah ué pas con, pour l'Algérie"
--
"ah vous faîtes du théâtre dans votre asso ?"
"y'a des ateliers musiques aussi ou pas ?"
"non mais ça peut se créer, si ça vous dit"
"cool, ma mère elle a créé une chorale inclusive, avec des gamins handicapés, c'était pour sa vae d'éduc"
"sérieux mec, tu me parles jamais de ta famille"

un vieux monsieur roumain qui fait la manche en porte à porte des voitures, quelques personnes qui jettent des centimes par la fenêtre, son corps souffre de devoir se baisser pour les ramasser
il a 5 enfants en roumanie.

un passant qui prend un café comme ça, propose de nous le rembourser, lui aussi est sdf: sans dame au foyer
soupirer un grand coup et s'enfuir vite

un français ouvrier, des soucis de santé et d'argent, 52 ans et n'a connu que le travail : il attend d'éponger ses dettes afin qu'elles ne tombent pas chez son frère puis il arrêtera de prendre son traitement, il sait comment ça va se passer, il a déjà essayé une fois, y'en a marre
il me remercie toujours très chaleureusement pour le café, deux sucres

mai

après-midi au bus social, j'ai tenté de remplir un dossier mdph avec t., il va bien en ce moment, il danse, même si quand il s'éloigne il parle à des personnes que nous ne voyons pas, et que ses paroles se mêlent d'insultes en roue libre
c'est long un dossier mpdh dis donc, c'est la première fois que je m'y colle; les dates s'embrouillent dans le passé de t., on fait une pause il me demande en mariage les yeux pétillants,

il m'appelle princesse

on se connait depuis 3 ans même si nos chemins ne s'étaient pas recroisés depuis longtemps. au départ on le voyait dans le groupe du [parking], avec ses allures de bagarreur dragueur, à scander ses princesses en jetant des regards noirs ailleurs, j'étais mal à l'aise face à lui
puis on s'occupait de son copain qu'il hébergeait dans son appart sans électricité, pas loin de l'expulsion et on se rencontrait un peu plus au calme.
alors il demandait à me causer et fondait en larmes en parlant de sa mère décédée et ça l'étonnait car il ne se livre jamais à personne
il a disparu à la fin de l'été, radio rue évoquait une embauche suite à un TIG

nos chemins se sont recroisés il y a quelques semaines dans un foyer d'hébergement d'urgence,
des retrouvailles surprises
il n'était pas à l'aise avec la présence d'une collègue inconnue et coincé dans un bureau, il a presque fui l'entretien par honte de ses pleurs mais il est resté et aurait voulu qu'on reste là ensemble toute la nuit dans cet espace rassurant
moi j'étais étonnée qu'après presque 2 ans sans se voir, le lien tissé soit toujours là et lui permette de trouver un peu de calme et de réconfort