Fragments de la zone



(à imprimer en paysage et plier en format zine 8 pages)


// iels ne survivent pas, ils crèvent

à petit feu
très lentement
et moi je les regarde en train de s'éterniser dans une vie qui ne veut pas d'elleux,
qui les tuent
sans vergogne ni honte: ce sont eux qui l'ont, la honte de leurs corps qui pourrissent à vue d'oeil, les yeux jaunâtres et vitreux,
les mains gonflées par les injections du traitement de substitution dont iels sont devenu-e-s accros en prison
crève la taule
le ventre gonflé, les plaies qui ne ferment plus, les gnons, les cicatrices,
le pus
qui suinte
de l'hernie ombilicale

J'aurai aimé ne pas voir la mort annoncée sur les visages d'autres êtres humains, vivants.


en août 2018 monsieur A mourrait;

je n'avais même pas encore fini ma période d'essai de 4 mois et déjà j'assistais à l'enterrement d'une personne rencontrée dans le cadre de mon travail, que je n'aurai jamais rencontré autrement //un monsieur à la barbe longue et malmenée, (je me souviens mal de son visage) //la peau grise, des lunettes non perdues grâce à un cordon, un journal à la main, //chétif malgré un ventre énorme //il vivait dans un tout petit studio avec un RSA, il ne prenait soin ni de lui, ni du lieu qu'il occupait; un syndrome de Diogène rendait compliqué l'accès du domicile et son nettoyage. //il écoutait la radio, beaucoup //vers la fin, il laissait sa porte d'entrée ouverte et demandait à un voisin de passer vérifier //vérifier quoi ? la demande n'a jamais été globalement formulée, l'entente était toute en subtilité malgré la gueule abîmée de ce voisin


//je l'ai rencontré car il n'arrivait plus à dormir du fait de la douleur, une hernie ombilicale s'était emparée de tout son corps; //il allait encore effectuer son rituel de boisson : il cachait une bouteille de vin, du rosée, derrière une immense statue, celle de "l'homme qui sue". Je suis en train de regarder une image sur gstreetview de cette statue, qui s'appelle la Statue du Scheissdissi : "Personnifiant les souffrances du prolétariat, il représente un travailleur en plein effort s'essuyant le front, d'où son surnom (littéralement "le type qui sue"). La statue de bronze, qui pèse 4500 kilos pour 5,60 mètres de haut." //monsieur A fut marin et pleins d'autres choses, il parlait régulièrement de ses parents, de la nappe du petit déjeuner à carreau et il se souvenait l'encre du journal que lisait son père déteindre dessus

les genoux craquent,

les maraudes reprennent leur
rythme
il faut adapter l'émotion pour trouver une ligne de concordance avec celle émise par la personne en face de soi
celle
qui est
volage volatile virvoltée
inconnue,
néanmoins perceptible

trouver avec ses sens:
des paroles et un regard calme qui recouvrent les mains qui se tordent de tension
des lacets absents des chaussures d'une jeune entièrement perdue qui cherche éperdument un peu d'argent pour manger
d'une branche de lunette cassée depuis plus d'un mois

trouver avec ses sens
les signes
d'une ouverture.



là où il n'y a plus d'asiles pour personne.

je crois en ce moment que ce n'est pas la violence de la rue qui pourrait me faire arrêter mon boulot, ce n'est pas la violence des parcours de vie des personnes que je rencontre,

comme cet homme qui décrit le bruit des clés de la prison qui l'empêche de s'endormir le soir et qui se drogue en conséquence, devient polytoxicomane et espère que sa prochaine cure va marcher

cette violence là je peux la contrer d'empathie et de douceur quand je suis au près de ces personnes, de sympathie et de reconnaissance du même qui nous constitue,

cette violence là elle s'atténue quand je sers chaleureusement la main de personnes assises sur des cartons bien empilés, que je salue le chien par son prénom et qu'on me remercie pour mon sourire




je pense à ce couple de “zonards” avec lequel commence à se créer une sorte d'amitié professionnelle: lui est un grand gaillard, marqué par la vie, des cicatrices et des tatouages sur les bras, rarement sobre ; elle est frêle, très maigre, mais elle tient avec une poigne confiante la laisse de son pittbul.

j'apprendrai un soir que son chien était content de la retrouver à sa sortie de prison.
ils ont remarqué notre présence récurrente, la façon dont nous nous plaçons auprès de personnes avec qui ils partagent des choses.. petit à petit, quelque chose s'ouvre, et nous pouvons discuter un peu, prendre des nouvelles quand nous les revoyons, ils se débrouillent comme ils peuvent, trouvent des squatts plutôt habilement ou une autre fois sont hébergés chez des amis et tout se passe bien et puis du jour au lendemain, ils s'installent sous les arcades dehors et il va pleuvoir.
je pense à eux, et comme c'est étrange que je sois attendrie alors qu'un mois plutôt ils volaient un chiot à un autre couple à la rue.